L’invasion de l’Ukraine par Poutine oblige l’Europe à sortir de son pacifisme béat et à mener une guerre économique pour la survie de ses valeurs.
Nul ne sait aujourd’hui où Vladimir Poutine s’arrêtera. Mais il est certain que l’agression russe contre l’Ukraine clôt non seulement l’après-guerre froide mais la mondialisation, qui s’efface devant la constitution de sphères d’influence et la guerre économique.
Les sanctions visant la Russie sont sans précédent, à la hauteur d’une attaque inédite par sa violence, son ampleur et sa duplicité depuis l’entreprise de conquête d’un espace vital par le IIIe Reich d’Adolf Hitler. Les mesures arrêtées vont bien au-delà d’un embargo commercial, en visant les dirigeants russes, les banques et les services financiers exclus du dispositif Swift, le fonds souverain et jusqu’à la Banque centrale de Russie, dont les réserves en devises sont gelées. Elles font l’objet d’une étroite coordination entre les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada, la Suisse, le Japon, l’Australie et la Corée du Sud.
Ce train de sanctions a des conséquences immédiates pour les marchés mondiaux. Elles ont une incidence sur l’Europe, où le prix de l’énergie augmente fortement, tout comme celui des métaux stratégiques, dont le rôle est vital pour l’aéronautique, l’automobile ou la transition écologique. L’agriculture n’est pas en reste. La guerre provoque une envolée des cours. L’Europe n’échappera donc pas à une baisse de sa croissance et à une accélération de l’inflation. Pour leur part, les marchés financiers sont sous la menace d’un nouveau krach, sur fond de bulles spéculatives nourries par les liquidités déversées par les banques centrales durant l’épidémie de Covid-19.
Les conséquences sur l’économie mondiale ne se limiteront pas à ces effets à court terme. Ces derniers seront durables et déterminants. La mondialisation, ébranlée par le krach de 2008 et la pandémie, est définitivement morte. Elle reposait sur l’ouverture des frontières, la financiarisation et l’interconnexion des économies, les progrès de la société ouverte. L’espoir d’une paix construite sur l’intensification du commerce et l’intégration des sociétés n’a plus cours. L’économie s’efface devant la dynamique de la violence et la constitution de sphères d’influence largement fermées. La priorité concerne dès lors la sécurité et la souveraineté économiques, y compris sous la forme de la planification d’une économie de guerre conçue pour résister aux menaces sur l’accès à l’énergie et aux matières premières, aux frappes sur les infrastructures essentielles ou aux cyberattaques.
L’Europe se trouve en première ligne face au basculement de la géoéconomie mondiale. L’intégration européenne a été fondée sur le droit et le marché pour contourner l’échec politique et stratégique de la Communauté européenne de défense, en 1954. Elle doit aujourd’hui se réinventer autour de la défense de la liberté et de la souveraineté technologique, industrielle, énergétique, alimentaire. Cela implique de rompre avec le mercantilisme et la complaisance envers les régimes totalitaires et les démocratures, qui les ont renforcés tout en installant les démocraties dans une relation de dépendance délétère.
L’UE doit tirer toutes les conséquences de ses premiers échecs face à l’épidémie de Covid, puis de la réussite de sa mobilisation industrielle autour de la production de vaccins. Elle demeure le premier partenaire de la Russie avec 37 % des échanges, largement devant la Chine qui représente 15 % des exportations et 20 % des importations effectuées par Moscou. La capacité à réduire la dépendance du continent vis-à-vis de Moscou dans le domaine de l’énergie et de l’alimentation sera un élément clé. D’où la nécessité de réformer le marché européen de l’énergie pour déconnecter les prix de l’électricité de ceux du gaz. D’où la suspension de l’arrêt des trois dernières centrales nucléaires allemandes, la révision de la loi de programmation pour l’énergie en France qui planifiait la réduction de la production d’électricité nucléaire, la prolongation de l’exploitation des champs de gaz de la mer du Nord. D’où la réorientation de la politique agricole commune pour viser l’autonomie alimentaire de l’Union.
C’est bien la logique de fonctionnement du grand marché européen qu’il s’agit de repenser autour de l’impératif de la sécurité. Cette refondation ne signifie pas l’autarcie, contrairement à la stratégie poursuivie par Poutine en Russie. Elle requiert une stratégie globale jouant sur toute la palette des instruments disponibles : protection des entreprises, des technologies et des compétences stratégiques, relocalisation des activités vitales, diversification des sources d’approvisionnement, garantie d’accès aux ressources rares. Elle appelle la mise en place d’un réseau d’accords économiques et commerciaux avec les démocraties, en Amérique du Nord mais aussi en Asie, en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Afrique.
Il faut également remédier d’urgence aux dérives du capitalisme financier et de l’économie numérique. Comme en 1945, la résistance aux régimes qui entendent liquider la démocratie suppose un nouveau contrat économique et social qui limite les inégalités et restabilise la classe moyenne dans les pays développés. Face à la menace qui pèse sur la liberté, il est par ailleurs grand temps de donner la priorité aux investissements réels pour renforcer la sécurité économique plutôt qu’à la vente d’objets de luxe virtuels dans le métavers.
Vladimir Poutine a fait basculer le monde dans une logique de guerre qui s’étend à l’économie. Les démocraties occidentales ont perdu la mondialisation après l’avoir inventée, en cédant à la facilité des dividendes de la paix, de l’économie de bulle et aux mirages du monde virtuel. Elles n’ont désormais d’autre choix que de gagner la guerre économique.
(Article paru dans Le Point du 10 mars 2022)